- par Kamel Daoud, pour Le Point – août 2021
Les talibans tiennent Kaboul, la capitale de l’Afghanistan. Un scénario catastrophe qui conforte les islamistes tout en aveulissant l’Occident.
Quand une météorite géante risque de s’écraser sur la Terre, dans le scénario, elle menace surtout l’Amérique, cœur de l’Occident. Dans le film catastrophe (si prévisible), l’Amérique délègue des héros dont une moitié meurt sourire aux lèvres et l’autre rentre pour reprendre un travail humble. Le mythe est une routine : quand on sauve l’Amérique, on sauve le monde. Et quand on veut sauver le monde, on doit sauver évidemment l’Amérique. La politique des frontières de l’Occident n’est cependant pas si simple. Trop souvent, l’Occident préfère se sauver lui-même que de sauver le monde. Pragmatisme mais aussi lucidité : l’universalisme philosophique est défendable, mais sauver le monde est une tâche ardue et coûteuse. C’est alors qu’on en vient à des questions qui fâchent la vanité : d’où vient à l’Occident cette idée qu’il doit implanter la démocratie, la paix, la richesse et la joie ailleurs que chez lui ? Certainement de sa croyance, commune à tout empire, que son bonheur ne peut être solitaire, qu’il doit aller convertir le reste du monde et qu’il en va non seulement de sa sécurité et de son confort mais aussi de sa puissance et de son idée de la propriété. Le droit de tutorat universel ne va pas sans devoirs féodaux.À cette idée admise se greffe le procès corollaire des élites des pays «barbares» qui reprochent à l’Occident deux opinions contradictoires : son interventionnisme est un néocolonialisme, son indifférence est une démission. Quoi que fasse l’Occident, il aura tort. Sauver les femmes d’Afghanistan, c’est ne pas comprendre leurs hommes, leur culture, leurs «spécificités» (terme rancunier face à la bienheureuse universalité) ; mais fuir Kaboul, c’est abandonner sa mission.Démocratie Lego. À chaque débâcle militaire de l’Occident dans un pays chantier de la démocratie, on se retrouve avec la question suivante : pourquoi la démocratie Lego ne prend-elle pas ? On y arrive avec une armée suréquipée face à une population libérée de la dictature et on se retrouve piégé par trois cercles de l’enfer local :
- Les milices de l’ancien régime y gardent le beau rôle «nationaliste», malgré le crime, et sont perçues comme incarnation de la culture locale que la démocratie essaie d’effacer.
- Fabriquer une armée locale, organiser des élections et former une administration font croire que la démocratie est un kit alors que c’est un choix amoureux.
- L’énorme somme d’argent qu’on injecte ne clientélise que des autochtones cupides qui, eux-mêmes, ne croient pas à la démocratie en chantier mais savent comment le cacher, contrairement aux milices opposantes.
À terme, le projet d’une liberté en terre de barbarie politique finit en psychanalyse : la démocratie universelle est-elle, pour l’Occident, une projection positive au sens freudien ?
«Les dictatures, même en débâcle, concluent qu’on peut vaincre l’Occident par l’usure et pas par la confrontation.»
Kaboul est retombée aux mains des talibans . D’un rêve de sécurité et de démocratie par implant, au-delà d’un aéroport apprêté pour les évacuations, ne restent que ceux qui y ont cru et qui vont le payer et ceux qui n’y ont jamais cru et qui vont crier victoire. Pour les autres territoires, le message est cruel : l’Occident ne peut rien ou presque pour les rêves de démocraties autochtones. Et les dictatures, même en débâcle, concluent qu’on peut vaincre l’Occident par l’usure et pas par la confrontation. Mais la pire des conséquences est que l’islamisme le plus radical, le plus monstrueux, possède désormais un pays et une victoire. Alors, il va se venger : sur l’Occident, sur les élites locales assimilées au rêve des Occidentaux, sur les populations «tièdes» sur l’échelle de la ferveur. Un pays de Daech va servir d’exemple, de monstre pour faire peur, d’argument pour dissuader les progressistes trop exigeants au Sud et de contre-exemple pour dédouaner les islamistes «doux» qui vont s’exposer comme la moins mauvaise des solutions pour gérer les territoires barbares aux yeux d’un Occident désemparé.Traduit en scénario, il faut imaginer un film catastrophe dans lequel l’Amérique sauve l’Amérique en détournant la météorite vers un autre pays lointain et inutile, avant que le pseudo-héros ne rentre chez lui, satisfait d’avoir troué la chaloupe universelle ailleurs que sous ses pieds.
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